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Chéri(e), j'ai rayé la carrosserie

Expérience

 

Quand les mouettes ont pied, il est temps de virer!

 

 

Cet adage, on le connaît bien. Et pourtant, on s'est fait avoir comme des bleus. Oui, nous…pourtant moniteurs aux Glénans, invincibles et fiers comme Artaban, il nous est arrivé le plus banal des incidents de mer. 

En voici le récit:

 

Rembobine Jocelyne: les faits, rien que les faits

 

Le lieu du crime

 

Rivière d'Helford. Mardi 28 juillet. Demain est un grand jour, nous partons aux îles Scilly, au large des Cornouailles anglaises. C'est notre première navigation à deux, et la journée s'annonce radieuse. Nous voulons que cette longue route soit un succès, que l'ouverture du bal des navigations en couple nous enchante : nous la préparons donc à l'ancienne, avec carte papier, règle de Cras, les courants et le compas. 

 

Préparation de la navigation la veille au soir

 

Cela correspond à mon besoin de renouer avec la navigation telle que je l'ai apprise: sans logiciel de navigation, en plus grande intelligence avec l'environnement mouvant qui nous entoure, pour mieux l'observer, le comprendre et le maîtriser. Nous nous couchons satisfaits et impatients de tester une vraie navigation “à l'estime”, premier entraînement à ce que nous connaîtrons au grand large.

 

La veille au soir, confiants et heureux
Détendu, je dirais même…

 

6h: le réveil sonne. Nous nous levons en hâte pour lever l'ancre dans les temps. Nous avons prévu de partir à 7h, car une longue navigation nous attend. 

Le soleil est radieux.  Le vent est faible, nous hissons la grande voile, tout en étant encore amarrés à la bouée. J'ai un moment de doute car le vent nous arrivera dans le dos en quittant la rivière, et enchaîner les empannages dans un espace étroit avec plein de bateaux au mouillage et de bouées me semble ajouter un peu trop de piquant à ce début de journée. Kévin me rassure: nous partons bien au moteur, la grande voile sera bordée dans l'axe. Nous sommes prêts. Kévin est à l'avant. Il libère les amarres. Nous partons.

Je suis à la barre, sereine et aveuglée par un soleil déjà puissant. Je plisse les yeux pour me faire à la luminosité, nous sommes à contre-jour.

Un soleil aveuglant…

 

Tandis que Kévin range les amarres, je me dirige vers l'embouchure de la rivière, attentive aux différentes bouées et bateaux à éviter. La vue est jolie, le soleil irradie, il m'aveugle. Les bateaux au mouillage se succèdent, au repos.  J'observe les nombreux voiliers ainsi que les forêts vallonées s'éveiller. Un Pogo 30 est devant moi: je décide de le laisser à tribord. Tout va bien,  j'aperçois une bouée verte à ma gauche: je la laisse à bâbord comme le veut la convention. Nous passons à trois mètres du Pogo - un bateau performant sur lequel j'ai déjà eu l'occasion de naviguer - et à droite de la bouée verte.  Tout à coup, je suis tirée de ma contemplation par un très fort ralentissement, jusqu'à l'arrêt complet du bateau. J'ai la sensation qu'il est rentré dans un champ de barbe-à-papa bien tassé, et qu'il a progressivement été contraint de s'arrêter. Clairement, on a touché. On dit “talonner” même, dans le langage marin. Cela veut dire qu'on pédalait dans de la semoule. C'était doux, comme une glissade rapide mais molletonnée. Ce n'était pas un arrêt-buffet, il n'y a pas eu de projection contre la barre, pas de choc, plutôt une mise à l'arrêt souple mais déterminée. En deux secondes, nous étions stoppés.

 

Et dans ce cas-là, on fait quoi?

 

A la barre, je suis sidérée. Je lance à Kévin: “ Olala, mais qu'est-ce qu'il se passe?!”, ne comprenant que trop bien ce qu'il venait de se dérouler.  Kévin revient de la plage avant en courant, après avoir jeté un oeil par dessus bord. Non, nous ne nous sommes pas pris un bout dans l'hélice. Oui, nous sommes bien posés.  

”- Qu'est-ce que je fais? Qu'est-ce que je fais?" 

Un vent de panique m'assaille. 

Je laisse la barre à Kévin: un bon coup de moteur en avant nous tire de là, et nous repartons tout penauds dans la rivière, sonnés par ce qu'il vient de nous arriver.

Kévin me redonne la barre et se précipite dans le bateau pour soulever les planchers et inspecter les varangues. Il cherche à voir s'il y a des éclats de gel coat ou une quelconque fissure près des boulons de quille. La quille en fonte est fixée au bateau par des tirants, grâce à des écrous massifs. Des fissures signifieraient que les tirants ont souffert. Les couches structurelles de résine risqueraient alors de se délaminer progressivement, ce qui pourrait mettre en péril la solidarité de la quille avec la coque, et donc la sécurité de l'équipage. 

 

Inspection des varangues

 

Pourtant, une première inspection visuelle se veut rassurante. Kévin ressort confiant: on a touché, certes, mais c'était très doux, sur de la vase ou du sable. On n'a rien abîmé. 

“Tu me fais confiance?", me dit-il.

“Non”, je lui réponds, “mais ça n'a rien à voir avec toi”. 

 

Gérer la crise: de l'assurance au chantier

 

En effet, je sais d'expérience que lorsque l'on talonne, même doucement, il est indispensable de faire vérifier la quille par un professionnel.  Même si l'on pense qu'il n'y a pas de dégât, même si notre envie profonde qu'il n'y en ait pas peut nous rendre sourd à un risque que l'on ne maîtrise pas.  La tentation du déni est grande: faire appel à un professionnel, cela veut dire…trouver un chantier disposé à nous sortir le bateau de l'eau, faire d'éventuels travaux et donc…immobiliser Amorgos quelques jours, voire semaines, ou mois? Quel impact cela aura-t-il sur notre voyage? Serons-nous si bêtement bloqués pendant deux mois en Bretagne, si jamais il faut intervenir et que les chantiers sont surchargés? Et combien cela va-t-il (encore) nous coûter? Cette histoire commence à chiffrer, ne vaudrait-il pas mieux vendre le bateau, et nous installer à la montagne, loin de la mer, là où les vaches paissent tranquillement dans une herbe verdoyante? 

Tout ça nous est passé par la tête, il est vrai…

Cependant, force est de constater lors d'un second examen qu'il y a de très légères fissures près de deux tirants. Peut-être qu'elles étaient là avant - évaluées comme étant superficielles par l'expert de notre bateau à l'achat - ou peut-être pas…On ne sait plus, on ne se souvient plus…L'expert a les photos de tout le bateau, on les lui demande, il semble être en vacances…

Il n'empêche, j'en suis convaincue: il faut qu'on sorte le bateau et qu'on prévienne notre assurance. Car ce qui nous semble insignifiant lorsqu'on est proche des côtes le sera peut-être moins quand nous serons au milieu de l'Atlantique…et si nous avons bien une priorité, c'est la sécurité.

 

Et maintenant, il se passe quoi?

 

Cet “incident” dont nous nous serions bien passés arrive finalement à point nommé. Nous avons prévu de revenir en Bretagne début août pour nous reposer et partager quelques navigations tranquilles avec des amis. Pour sonder les conséquences de notre loupé, nous contactons le chantier de Port-la-Forêt. Adorable, le chef de chantier s'arrangera pour sortir le bateau de l'eau dès qu'on arrivera à Port-Laf' afin d'inspecter la quille. Nous sommes très agréablement surpris par ce délai, car à Dunkerque la liste d'attente était bien plus longue. Heureusement, nous arrivons dans le creux de la vague…les bateaux sont à l'eau, c'est la saison, les chantiers connaissent une accalmie. Le chef de chantier nous demande des photos des varangues. Nous les lui envoyons. Il nous confirme alors qu'il faudra sûrement faire quelques menus travaux... C'est décidé: il ne faut pas prendre l'incident à la légère: nous contactons donc l'assurance, qui prendra bien en charge les éventuels travaux à effectuer, moyennant une franchise de 500€. 

Maintenant, il n'y a plus qu'à prier pour que les délais ne soient pas trop longs, afin que l'on puisse repartir fin août de Bretagne. Mais là, ce n'est plus entre nos mains…

 

Une seule issue: la jouer collectif 

 

Il va sans dire que ce genre d'événements est contrariant. Nous sommes passés par tous les états émotionnels possibles, de la sidération à la colère, en passant par le déni, la vexation et la frustration. Nous ne sommes pas fiers, il est vrai, d'avoir talonné, mais nous comptons tirer les leçons de cet incident du mieux que nous le pouvons. Il est important pour nous d'être solidaires, et de ne pas nous renvoyer la balle afin d'identifier le coupable. Car la responsabilité est belle et bien partagée…

A froid, voici les causes de notre mésaventure:

- un défaut de communication: Kévin a fait l'entrée de la rivière, il avait vu qu'il y avait un estran. En prenant la barre pour faire la sortie, je ne m'attendais pas à ce qu'il y ait un quelconque obstacle, me disant que Kévin m'en aurait informé au préalable. Sauf que Kévin pensait que j'avais regardé la sortie à l'IPad avant de partir. Sauf que j'ai pris la barre comme j'aurais pu enlever l'amarre à sa place, il n'y avait rien de prémédité. Sauf que… sauf que…Bref, vous l'avez compris, on n'a pas assez échangé.

- un manque de préparation de la sortie de la rivière: si nous avons préparé soigneusement les 80 milles que nous avions à parcourir en côtier et au large, nous avons été un peu présomptueux sur la sortie de la rivière. Je suis encore personnellement peu habituée à naviguer à l'IPad, et je trouve que celui ci nous incite à plus de fainéantise pour consulter le Reeds et l'Almanach. Le mieux est l'ennemi du bien: sans cartes de détail - que nous ne pouvons toutes acquérir car elles coûtent chers - mieux vaut avoir l'IPad que…rien du tout pour assurer notre sécurité. 

- un défaut d'attention: la navigation à la voile en équipage réduit requiert une attention et une concentration dans la durée. Clairement, cet incident est arrivé car nous étions le matin, à la fraîche, à contre-jour. Nous sommes partis trop légèrement, happés par le paysage somptueux. Au final, il est important de gérer sa fatigue au long cours, pour rester performants à la veille et observer finement le plan d'eau, particulièrement lors des sorties et entrées de chenaux.

- une grande voile en trop: nous aurions pu attendre la sortie de la rivière pour hisser la GV. Ce n'était pas nécessaire, et cela nous a déconcentrés: j'étais seule à la barre à gérer la nav' sans vraiment la maîtriser. Si nous avions été deux dans le cockpit, cela ne serait pas arrivé.

- un sondeur peu fiable: nous avons remarqué que le sondeur - qui nous indique la hauteur d'eau sous la coque - était parfois capricieux en nous annonçant des chiffres peu cohérents. Nous avons fait une erreur de débutant, en y appliquant de l'antifouling lors de la phase de travaux. Cela lui fait perdre la tête, de temps en temps, si bien que nous ne l'avons pas considéré comme un élément suffisamment fiable pour naviguer. A tort.

- les Anglais: tout de même, il faut bien trouver un coupable extérieur, et rien de tel que ces fourbes d'Anglais pour endosser une part de responsabilité à notre malheur. Il est très étrange qu'une bouée de chenal tribord, que nous avons bien laissée à bâbord en sortant (normal…) ne pare pas du danger. J'étais bien positionnée dans le chenal, mais l'estran allait plus loin que cette bouée. Cela nous fait dire…que la bouée était mal placée.

 

“Dans la vie je ne perds jamais: soit je gagne, soit j'apprends”

 

Merci Nelson Mandela pour ta sagesse légendaire qui nous permet de transformer cet échec en opportunité.

Si nous sommes quelque peu vexés de nous être fait avoir de façon si idiote, nous ne comptons pas nous auto-flageller toute l'année pour les erreurs que nous avons commises en quelques secondes d'une matinée. Nous apprenons en faisant, ce qui implique de faire, déjà…et de passer par des erreurs pour tirer des leçons et ne plus reproduire les mêmes bêtises.

Au-delà de la part égoïque de l'incident - qui a entraîné sentiments de honte, d'échec et de vexation - nous tirons comme leçon première qu'il faut TOUJOURS avoir l'IPad en sortie de chenal, même si ça paraît simple, même si on a l'impression de connaître la zone… Mieux définir les responsabilités à bord lorsque nous sommes deux est aussi indispensable. Dorénavant, la personne qui sera à la barre gèrera la nav'. 

Si nous vivons cette aventure à deux, c'est pour partager des moments forts. Apprendre en gestion de crise est instructif: nous découvrons les réactions de l'un, de l'autre, et nos complémentarités. Si Kévin a beaucoup plus de sang-froid que moi pour gérer la crise à l'instant T - grâce à son expérience et à ses bons réflexes pour nous sortir du pétrin - j'ai une forme de lucidité pragmatique qui nous a confortés dans la marche à suivre pour la suite: contacter le chantier, l'assurance. Nous organiser pour assumer.

Au final, il s'agit certes d'un caillou dans la chaussure, mais nous décidons de mettre notre fierté de côté pour rester confiants en notre projet. La semaine prochaine, nous saurons combien de temps le bateau sera immobilisé, et quand nous pourrons repartir. En attendant, nous profitons des merveilles des îles sauvages que sont les Scilly, et prévoyons de rentrer samedi et dimanche vers l'Aber'Wrach en France, en vue de déposer le bateau au chantier la semaine prochaine. Nous nous reposerons à Fouesnant et continuerons les petits travaux qui ajouteront confort et sérénité à notre année partagée.

Merci pour votre attention pour cette longue lecture…

Spécial message aux Mamans: soyez rassurées, tout va bien, nous avons la pêche, les îles Scilly nous ont bien réconfortés de notre déconvenue, qui fait bel et bien partie du voyage :) 

Quiétude aux Antilles…heu…aux Scilly. On vous raconte ça bientôt dans un prochain article!

 

PS: la fonctionnalité “commentaires” est normalement activée! :) Merci Alain, notre blogmaster!

 

 

 

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13 Commentaire(s)

  • Pataton

    On s’y croirait tellement, j’ai l’impression d’avoir été présent pendant le talonnage ! Bravo pour le récit :)

    31/07/2020 Répondre
  • Jef

    Courage les amis! Hâte de reprendre le voyage à distance :) Bises

    31/07/2020 Répondre
  • Kevin

    Merci Jef! On va vite remettre notre barque en état et reprendre la mer :)

    31/07/2020 Répondre
  • Kevin

    Merci Jef! On va vite remettre notre barque en état et reprendre la mer :)

    31/07/2020 Répondre
  • Bruno Darde

    Très bel article Pauline Ne vous inquiétez pas c’est dans l’adversité que l’on se construit Tous nos encouragements vous accompagnent et notre affection Bruno

    31/07/2020 Répondre
  • Brigitte

    A force de persévérance et de courage, la petite fourmi finit par arriver au sommet de la montagne ! Proverbe togolais

    31/07/2020 Répondre
  • Valentine

    Article genial... Merci de partager avec nous cette aventure. Vous avez appris dans cette mésaventure... Et n'avez aucun regret a avoir. Une expérience comme celle ci va etre truffée de moments forts... Et inoubliables. Continuez!!! Nous sommes derrière vous !!!

    31/07/2020 Répondre
  • Zeliha

    Ce partage me permet d'en apprendre davantage sur ce monde de la navigation, merci de prendre le temps de partager tes connaissances et expériences. Un article captivant !

    31/07/2020 Répondre
  • Joëlle

    Il y a un dicton antillais qui dit : « Il ne faut pas blâmer une contrariété ». Vous verrez, il y aura un bénéfice secondaire à cet incident ! Joëlle

    02/08/2020 Répondre
  • FALO

    ? Top on s'y croit vraiment! Enjoy les scilly! Courage les amis! Les déboires et mésaventures font parti du voyage. Le plus important est de ne pas baisser les bras et la récompense arrive plus vite que prévu ?

    31/07/2020 Répondre
  • LAURENCE SALOME BOULOGNE

    j'ai appris plein de nouveaux mots... et vous me faites rêver, même lorsque vous talonnez... bises... Laurence

    04/08/2020 Répondre
  • Bénédicte kerveillant

    Incroyable! nous ne sommes que début août et déjà tant de choses à raconter..... bravo pour la gestion de crise et pour le récit digne des plus beaux romans! Bonne continuation et biz à tous les deux. Bénédicte.

    05/08/2020 Répondre
  • 06/08/2020 Répondre

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